Les falaises de Bonifacio, 7 juillet 2017, La Chansonnade, Pourchères. Franck Halimi
Petit village perdu dans les monts ardéchois, Pourchères est la preuve harmonieuse que l’humain est tout à fait capable d’influer sur la nature sans la blesser, ni la défigurer. Et même si le caractère accidenté du terrain a certainement facilité cette préservation et fait office de bouclier naturel, d’emblée, on est frappé par ce respect qui, manifestement, a prévalu au moment où l’homme s’est attaché à transformer ce paysage pour pouvoir y vivre. C’est donc la première chose marquante, quand on arrive sur le site de La Chansonnade : un lieu ô combien habité, mais qui laisse la part belle à l’environnement, sans jamais le dénaturer.
Et, jouxtant la très belle maison des initiatrices de ce festival atypique -les accueillantes et chaleureuses Sabine & Monique-, la scène semble juste posée là pour offrir un premier plan à un panorama absolument exceptionnel. Et tout le site de ce festival à taille humaine est à l’avenant, avec un lieu de restauration et une buvette qui s’articulent, là encore, tout à fait harmonieusement avec la topologie des lieux.
Mais, « pourquoi donc jouer les guides touristiques pour introduire un article sur un concert ? », seriez-vous légitimement en droit de me demander. Hé bien… tout simplement parce que la relation de l’homme à la nature que je viens d’évoquer est de même nature que celle que Rémo Gary entretient avec les mots. Il ne s’interdit rien dans sa façon de les caresser, de les dépoussiérer, de les malaxer, de les débrider ou de les déborder (ah si… jamais, il ne les maltraite, au sens premier du terme). Mais, surtout, on sent bien à quel point il les estime, sans pour autant les vénérer, ni en faire des objets de culte. Non, il les respecte, mais peut les bousculer et les pousser dans leurs derniers retranchements. Creusant inlassablement son sillon grâce au micro depuis des décennies, Rémo Gary est un artisan du verbe comme il y en a peu : il prend son stylo habile comme d’autres leur pelle, leur charrue ou leur boîte à outils et en fait un stylo en couleurs, avec son style haut en couleur. Ce faisant, et pour notre plus grand plaisir, il joint l’outil à l’agréable.
Car, bien au-delà du fait de pétrir le langage (comme le ferait un boulanger traditionnel pour sortir un bon pain à l’ancienne), le « copain » Rémo nous fait goûter le croustillant apparent, en jouant et en jonglant avec ses mots dont il fait le miel de nos tartines au beurre. Mais, pas seulement… Car, au-delà du bon mot, du fin mot et du jeu de mot, Gary subtilise (au sens de rendre subtil) cet aspect apparent pour, l’air de rien, nous faire en même temps déguster le moelleux de l’intérieur. Parce que s’il y a la croûte, il y a aussi la mie. Parce que, s’il y a la lettre, il y a aussi l’esprit.
Ben voui… tous ceux qui le connaissent (mais, c’est le cas de tout le monde ici, non ?…) savent bien que Rémo Gary est un révolté. Révolutionnaire dans l’âme, mais aussi dans ses actes de militant du quotidien. Aussi était-il inévitable que l’homme façonne l’artiste et essentiel que l’ouvrier infuse « l’oeuvrier » (selon le néologisme cher à Bernard Lubat) : comment imaginer que ses chansons ne soient pas le reflet de ce qu’il pense, de ce qu’il voit, de ce qu’il vit ? Aussi, met-il la main à la pâte, sans l’ombre d’un doute (mais, pas sans arrière-pensée), et rentre-t-il dans le lard de l’art pour en faire un véritable manifeste dont l’humain, le politique, l’amour et le social sont les 4 points cardinaux.
Bon… ça fait beaucoup de blabla tout ça, « mais quand donc va-t-il parler du spectacle ? » es-tu en train de te dire, ô lecteur avisé. Et tu as raison. Mais, en même temps, comme le dit Rémo vers la fin de spectacle, « Pour que la poésie surgisse, il faut des trains en retard, du temps. L’accès à l’art est intimement lié au temps libre. »
Alors, merci de m’avoir laissé le temps d’y arriver, à ce spectacle en lui-même. Et il l’ouvre avec Ouvre, chantée « dans la paix de l’entre-deux guerres« par Suzy Solidor. Et, avec ce véritable hymne à l’amour charnel, c’est sans chichi qu’il nous cueille avant même qu’on ait le temps de faire « ouf » : « Ouvre les yeux, réveille-toi, ouvre l’oreille, ouvre ta porte, c’est l’amour qui sonne et c’est moi qui te l’apporte. (…) Ouvre tes bras pour m’enlacer, ouvre tes seins que je m’y pose, ouvre aux fureurs de mon baiser ta lèvre rose ! » Bon… là, on est bien d’accord, il a décidé d’y aller vraiment à fond les ballons et sans faux-semblants. Et ce côté (dé)culotté, moi, j’adore ! Et puis, après cet amour terrien, il « continue le début » : « vous n’avez qu’à nous suivre, je tiendrai la lampe. Abîmons-nous, je ferai le chanteur de fond. » En citant ainsi le formidable poète toulousain Serge Pey (dont on se rappelle avec émotion l’étonnante et créative rencontre avec André Minvielle pour le disque « Nous sommes cernés par les cibles » en 2002), Rémo persiste et signe : on va entendre ce qu’on va entendre !
Et on n’est pas déçu ! Car si on connait déjà une grande partie du répertoire, la façon dont il est amené nous incite à l’entendre autrement. En effet, Gary le manipulateur de mots nous met bien en garde contre un langage qui servirait les intérêts de ceux qui président à nos destinées : « discrimination positive » et « guerre préventive » en prennent alors sérieusement pour leur grade. « Même les syndicalistes sont devenus des partenaires » ! Et quand la langue devient discours de la méthode, que les adjectifs arrondissent les angles et que les suffixes s’en mêlent, ces mots que nous chérissons tant peuvent alors devenir des armes de destruction massive. Tout le contraire de la façon dont l’envisage Rémo qui, lui, chante pour rassembler. Mais, pas pour rassembler comme le fait Universal (« l’industrie musicale nous vendant très bien ce message mou d’humanisme bien pensant faussement rebelle » : Jean-Louis Aubert a dû en avoir les acouphènes coupés), mais plutôt au sens universel du terme.
Mais, et la musique dans tout ça, me direz-vous ?… Hé bien, comme Rémo est un vrai camarade, il ne tire pas la couverture à l’auteur qu’il est. C’est donc le moment où il la fait passer sur le devant de la scène de sa conférence. Ah oui… parce que je ne vous l’avais pas encore dit, mais ce spectacle n’est pas tout à fait un concert, mais plutôt une conférence chantée intitulée Les falaises de Bonifacio. Pourquoi ce titre ? Je ne vous le dévoilerai pas car ce serait vraiment dommage de divulguer une si jolie histoire. Tout ce que je peux vous dire, c’est que cette anecdote est une preuve de plus de l’humanité et de l’engagement de cet homme-là…
– « Hé ho… tu t’égares, mec : tu avais commencé à parler de la musique… »
– « Ah oui, pardon ! »
J’écrivais donc que Gary nous dit que « la musique est antérieure au verbe » et postérieure à l’apparition de « la maladie de l’oubli » : selon lui, elle a même « le pouvoir de nous soustraire à la soumission ». Il se livre alors à une réjouissante expérience, en chantant les paroles de La Marseillaise sur la mélodie de La Paysanne (Marseillaise pacifiste de Gaston Couté & Gérard Pierron) et vice-versa, démontrant ainsi qu’il eût été compliqué d’exalter les va-t’en-guerre sur un tempo de valse lente… Et, par un cheminement dont il a le secret, le pacifiste-stratège nous convainc que la musique est essentielle et que la complainte (dans l’acception de « se plaindre avec ») ajoute aux paroles des composantes de plainte, de partage et de revendication, pour participer de la pleine et entière dimension de la chanson. Et que « la musique fait l’émotion. Qui va tordre, colorier, augmenter l’impact du message, jusqu’à le rendre audible. »
C’est donc le bon moment pour moi pour, enfin, évoquer celle qui, justement, rend justice à cette dimension musicale de la chanson. Clélia Bressat-Blum est (on le sait depuis déjà bien longtemps) une musicienne accomplie, dont les centres d’intérêt sont multiples. Au point que, au-delà des esthétiques musicales, elle est en mesure (ça, c’est sûr, elle est toujours en mesure !) de faire des propositions originales et décalées. Ouverte sur le monde, ses arrangements vont parfois nous chercher là où l’on ne s’attendrait pas à être titillé. Bon… c’est une remarquable pianiste dont le jeu délié et précis est toujours empreint d’une musicalité adaptée à la chanson concernée. Et si, ça je le savais déjà, ce concert m’a révélé une puissance dans son jeu que je n’avais jusqu’alors pas décelée. Mais, peut-être est-ce dû à l’exceptionnelle qualité du son dont ce concert a bénéficié. En effet, j’ai rarement entendu un piano aussi bien sonorisé. Et il va de soi que, si ce Pleyel à queue sonne d’enfer, les régisseurs techniques (Claude Lieggi & Florent Sanlaville) n’y sont pas pour rien : tant pour le son que pour l’image (modeste, mais efficace et astucieux dispositif d’éclairage), ils ont assuré grave. Et la quasi pleine lune, qui surplombait tout ce petit monde en illuminant le paysage exceptionnel, a complété le tableau de façon magique.
Mais, revenons à nos moutons instrumentaux. Oui, je parle bien au pluriel. Car Clélia joue également de la flûte traversière avec un souffle et un son qui lui appartiennent et font de ses échanges avec Rémo (qui joue aussi de la guitare sur plusieurs morceaux) un dialogue inventif sans cesse renouvelé. La variété des arrangements participe donc de la réussite presque totale de cette prestation originale. Presque totale ? Ben voui… car, au milieu de ce véritable panégyrique (vous aurez compris que j’ai beaucoup aimé ce spectacle, tant dans son fond que dans sa forme), j’ai juste une petite réserve à formuler. En effet, dans cette quête permanente d’accompagnements variés, une proposition m’est apparue quelque peu incongrue : l’utilisation de sons pré-enregistrés et déclenchés en live sur sa tablette par Clélia. Même si je comprends bien la démarche de recherche et la volonté de trouver des univers sonores différents, j’ai eu du mal à apprécier les propositions musicales, percussives et bruitistes venues se greffer sur cet univers, si captivant jusqu’alors. J’y ai, en effet, perçu quelque chose de l’ordre de l’artifice et du synthétique, qui m’a, un temps, sorti de ce moment de félicité que je vivais. Pour autant, cette petite piqûre passagère n’est qu’une broutille au milieu de l’océan de plaisir dans lequel j’ai plongé corps et âme durant toute cette magnifique soirée.
Et je ne fus pas le seul. Car jardin comble (ben oui, on est en plein air) et public captivé ont concouru au caractère exceptionnel de cette première soirée de La Chansonnade 2017. Et, en bon « amarade » (néologisme de Serge Pey articulant les mots « ami » et « camarade » en les repoétisant), Rémo offre « le presque dernier mot de cette conférence chantée au poète Yves Bonnefoix : « la poésie est la racine même de la problématique politique. C’est la reconquête de la présence humaine dans notre vie. » Mais, Rémo Gary conclura réellement cette parenthèse enchantée -où il s’est (et nous a) laissé le temps et l’espace nécessaires et disponibles- par une caressante image : « Ce n’est pas le plaisir qu’il faut faire durer, mais le désir. À condition de tourner la page et de finir le commencement. » Et, malin, il boucle la boucle, avec la chanson du début Ouvre, qu’il a réécrite en l’intitulant Ferme. Un poing, c’est tout !